Sur le désespoir des gens qui ont une vie confortable

Tous ceux-là, autour de vous, ne vont pas bien.

Vous ne pouvez pas leur dire qu’il n’y a pas de quoi : le monde tel qu’il tourne (ou se détourne, devrait-on dire, de l’essentiel ou du bon chemin s’il en est un) est quelque peu désespérant. Difficile d’aller bien dans un monde qui va mal.

Mais, tous ceux-là, autour de vous, fixent leur attention sur un petit problème, un détail personnel, souvent matériel. Ils pensent que tout vient de là. Ils en parlent des heures, y enroulent leur pensée, s’y recroquevillent, s’y perdent.

Alors dîtes leur, à tous ceux-là, autour de vous, dîtes leur de regarder plus haut, plus large.

Parfois le petit problème n’existe pas ou à peine : il est une façon bien naturelle de catalyser un sentiment diffus de mal-être sur un sujet concret. Le vrai problème n’est pas l’étole de soie perdue ou la voiture qui ne démarre pas. Il est ce sentiment d’impuissance face à la dérive d’une société, d’une civilisation.

Quand le petit problème existe, il n’est que l’appendice de maux plus vastes. Des tensions au boulot ? Voyez donc les ravages du new management. Une rhinopharingite chronique ou des maux de ventre tous les soirs ? Intéressez-vous aux causes de la pollution et aux modes de production de ce qu’on mange. Des journées trop chargées ? Analysez les intérêts qu’il y a à vous faire aller si vite. Et ainsi de suite…

Alors, dîtes leur, dîtes leur bien qu’il n’y a qu’un seul remède : se battre, se relever de cette résignation, refuser les journées trop chargées, s’indigner de la destruction à marche forcée de la planète, oublier l’étole de soie perdue… et lutter, lutter avec acharnement, avec enthousiasme, colère et générosité, lutter avec les autres car nous sommes des millions.

Sur le travail comme servitude volontaire

« Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l’esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares.
A cette servitude de l’esprit ou de l’imagination, je préfère encore notre esclavage de fait. »

YOURCENAR Marguerite, Mémoires d’Hadrien, 1951