Sur le désespoir des gens qui ont une vie confortable

Tous ceux-là, autour de vous, ne vont pas bien.

Vous ne pouvez pas leur dire qu’il n’y a pas de quoi : le monde tel qu’il tourne (ou se détourne, devrait-on dire, de l’essentiel ou du bon chemin s’il en est un) est quelque peu désespérant. Difficile d’aller bien dans un monde qui va mal.

Mais, tous ceux-là, autour de vous, fixent leur attention sur un petit problème, un détail personnel, souvent matériel. Ils pensent que tout vient de là. Ils en parlent des heures, y enroulent leur pensée, s’y recroquevillent, s’y perdent.

Alors dîtes leur, à tous ceux-là, autour de vous, dîtes leur de regarder plus haut, plus large.

Parfois le petit problème n’existe pas ou à peine : il est une façon bien naturelle de catalyser un sentiment diffus de mal-être sur un sujet concret. Le vrai problème n’est pas l’étole de soie perdue ou la voiture qui ne démarre pas. Il est ce sentiment d’impuissance face à la dérive d’une société, d’une civilisation.

Quand le petit problème existe, il n’est que l’appendice de maux plus vastes. Des tensions au boulot ? Voyez donc les ravages du new management. Une rhinopharingite chronique ou des maux de ventre tous les soirs ? Intéressez-vous aux causes de la pollution et aux modes de production de ce qu’on mange. Des journées trop chargées ? Analysez les intérêts qu’il y a à vous faire aller si vite. Et ainsi de suite…

Alors, dîtes leur, dîtes leur bien qu’il n’y a qu’un seul remède : se battre, se relever de cette résignation, refuser les journées trop chargées, s’indigner de la destruction à marche forcée de la planète, oublier l’étole de soie perdue… et lutter, lutter avec acharnement, avec enthousiasme, colère et générosité, lutter avec les autres car nous sommes des millions.

Le sourire des fillettes

Le sourire, c’est un peu comme la pomme ou le zizi de la chanson, il y en a de toutes les sortes.

Passons sur le timide, l’enjôleur, le forcé, le triste et beaucoup d’autres.

Arrêtons-nous un instant sur le plus beau : celui qui vient de l’intérieur, qui a le pouvoir de réconforter, de guérir, d’égayer, celui qui donne un parfum suave à la vie, celui de la joie. Celui-là, ne pas y renoncer. Jamais.

Attardons-nous sur celui que l’on impose aux lèvres des fillettes dès leur plus jeune âge. C’est le sourire de l’enfant polie et avenante, de la femme aimable et séduisante.

La petite fille l’adopte comme une règle parmi d’autres et s’imagine bientôt qu’il lui faut s’en parer pour ne pas être rejetée. Elle grandit et en fait un outil de survie qui lui permet de tromper son monde. On s’émerveille de cette enfant si souriante.

A l’adolescence, il est toujours là, collé, masquant les affres propres à son âge. On vante son beau sourire.

Adulte, elle le porte comme un habit de tous les jours qui l’autorise à évoluer dans le monde. On admire sa grâce souriante.

Elle aurait pu finir par croire qu’il faisait partie d’elle.

Mais, sous ce vernis opaque, souvent bouillonnent l’indignation, la douleur, le chagrin.

Alors, quand, enfin seule, la fillette devenue femme, dépose son sourire comme un dentier sur la table de nuit, le magma des émotions contenues glisse sur tout son être.

Au matin, vite remettre de l’ordre pour oublier les combats de la nuit, vite poursuivre une vie qu’on lui décrit heureuse. Elle remet son sourire pour sortir de chez elle. Elle se sentirait nue sinon.

Les années passant, les sentiments enfouis créent des fêlures dans l’attitude gracieusement dessinée du visage souriant. De petites rides s’installent. Le sourire n’a plus la même innocence.

Alors, un jour, en se regardant dans la glace peut-être, elle comprend qu’il lui faut l’arracher. Elle en souffre, elle en crie, elle croit être perdue. Cela prend des mois, des années. Un immense pansement qu’il est impossible d’ôter d’un coup sec. Au début, elle le remet pour faire face à des situations qu’il lui serait impossible d’affronter sans ce puissant anesthésiant de l’âme. Mais il n’est plus collé, ne marche plus si bien. Elle finit par y renoncer complètement.

Dès lors, leur regard sur elle change. Tu as changé, lui dit-on comme un reproche. Tu ne vas pas bien, s’inquiète-t-on parfois.

Oh mais, si, elle va bien, tellement mieux.

Non, elle n’a pas changé. Elle est simplement devenue elle-même.

Elle est libre désormais. Libre de sourire. Ou pas.

De l’art d’éplucher une pomme de terre

Au détour d’un couloir, on se surprend à écouter une collègue qui va mal et semble souffrir de ses journées trop remplies. Surpris par cette soudaine confidence, on essaye de l’apaiser et de lui dispenser un joli conseil imagé avec lequel elle repartira sereine et confiante.

On évoque ainsi les différentes façons d’éplucher une pomme de terre.

Le plus rapidement possible ? Au risque de s’énerver sur l’épluche-légumes injustement accusé d’inefficacité….
En faisant réciter sa leçon à l’aîné ? Au risque de mettre quelques épluchures sur le cahier soigneusement présenté…
En causant à son chef au téléphone ? Téléphone qui peut finir dans l’évier… (soit dit en passant une bonne façon de se débarrasser tout à la fois du chef et du portable).

Non, non ! Décidément, il n’y a qu’une seule manière de faire ! Laisser sa pensée divaguer et s’interroger sur la seule chose importante : mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire avec cette grosse pomme de terre ?

Alors la collègue à laquelle on a parlé en ces termes fait un large sourire et s’empresse de vous quitter. Désolée, il se fait tard. Les magasins vont fermer. Et il lui faut acheter, pour le dîner du soir, un paquet de frites congelées.