Dimanche matin pluvieux (mars 2018)

Cela fait partie des choses qu’on vous dit, qu’on vous a racontées, que vous savez déjà : militer en dehors des périodes électorales n’est pas chose facile et frise l’ingratitude, le ridicule parfois.

Dimanche matin d’un mois d’avril qui s’obstine à faire pleuvoir de fines gouttes sur nos têtes. Dimanche matin du mois où s’amorce un mouvement social dont on sait l’issue décisive.

Dimanche matin sur le marché où les passants rentrent la tête dans leur manteau pour se protéger du vent froid.

J’arrive là, fière d’avoir eu le courage de décoller du lit, de laisser les mômes seuls à la maison pendant 2h avec l’instruction de prendre leur bain, d’enfourcher mon vélo, sans oublier les tracts.

Nous sommes trois. Les deux autres sont les fidèles, les forcenées de la diffusion de tracts du dimanche matin, les inépuisables. Elles sont à la retraite et plus vaillantes que des jeunes filles.

Ce matin, les inépuisables ont l’air épuisé. Le gris du ciel et le manque de bras ébranlent leur vaillance. « Nous sommes toutes les trois. », me dit l’une. « Et les autres, ils roupillent ? » s’agace l’autre. Légitime impatience de ceux qui continuent à batailler vaille que vaille.

Avec un sourire dont je sais qu’il n’aura pas le pouvoir de chasser la morosité qui imbibe le moindre centimètre carré du marché, je m’y mets : à coup de « bonjour », à coup de slogans, à coup de mains tendues vers l’autre pour qu’il attrape au vol le tract du moment.

Beaucoup gardent la tête enfoncée dans leur manteau et les mains dans leurs poches. Ils se protègent du vent froid et des mots qu’on leur tend. Quelques-uns prennent le tract sans arrêter et nous gratifient d’un sourire timide, triste ou compatissant.

En voici un qui s’arrête. Il parcourt le papier d’un œil et me pose quelques questions vagues. Cela a suffit à éveiller ma verve et j’énonce les idées, les raisons, la colère… Mais, rapidement, sachant bien qu’il ne faut pas monopoliser la parole, je l’interroge à mon tour. Il ne répond pas vraiment. Il finit par me dire : « Moi, vous savez, la politique, je m’en fous complètement. Je me suis arrêté car vous êtes jolie ».

A mon tour de rentrer la tête dans mon manteau. Je pense au café chaud, aux enfants dans leur bain… J’ai bien envie de repartir là tout de suite me glisser dans mon confort chaleureux. Pourtant mon bras continue à balancer du tract vers le passant. Je sais qu’il faut tenir. Ne serait-ce que pour elles, les inépuisables, dont le bras a la vigueur d’une jeune fille.

Puis, un homme de mon âge, habillé dans un négligé étudié qui ne manque pas de chic, arrive vers moi avec une jolie fillette. Il refuse mon tract d’un geste autain que confirment une moue dédaigneuse et ces mots : « Franchement, vous n’avez que ça à faire ! ».

Qui est-il celui-là pour me balancer son mépris à la gueule ? Il n’est pas d’accord ? Soit ! Qu’il vienne discuter !

Agacé, mon cerveau se réveille de la léthargie dans laquelle il sombrait, impulse à mes muscles une force nouvelle, à mon cœur de la conviction. Et la colère se meut très vite en joie. Je sais pourquoi je suis là. Pour ne pas laisser le monde être façonné par ceux-là, avec leurs certitudes et leur condescendance.

Je reprends. La pluie a cessé. Un rayon de soleil perce les nuages gris. Je vais vers eux avec le sourire, de la bienveillance et un peu d’humour. D’autres militants arrivent en s’excusant du retard. On finira en chantant.

Après la pluie, le beau temps.

Cliché

Au mur, il y a une photo. Non, pardon, il y a des photos mais je n’en vois qu’une, la seule en noir et blanc dans une série de portraits. Sur toutes les autres, le kitch de la tenue des protagonistes jure sur un fond pastel rose ou bleu.
Au mur blanc, cette photo en noir blanc, plus grande que les autres. Les contrastes sont forts et le grain soigné. Son auteur est un mec qui sait y faire. Au centre de la photo, un homme droit comme un « i ». à ses côtés, un cheval au pelage brillant et une profondeur de champ qui court jusqu’aux montagnes.
Il est habillé de vêtements simples et fluides dans lesquels son corps noueux de vieil homme paraît se perdre. Sous le chapeau de paille, son visage buriné reste éclairé par le soleil qui, par un subtil jeu d’ombres, souligne les rigoles du temps. Sa mine est sévère mais sans fâcherie. On y lit de la fierté et non de l’arrogance. Le cigare entre les dents participe sans doute de cette posture noble. Ses yeux clairs adressent un regard franc. Ils sont animés d’une lueur si vive que l’on pourrait un instant percevoir de la couleur dans ce tableau monochrome.
On m’indique qu’il s’agit du frère. Il s’appelle Marcello. Comme beaucoup ici, il travaille à la plantation de tabac.
Dans le soir qui tombe, je me surprends à fredonner une chanson qui porte son nom et m’emmène vers des souvenirs anciens. Détachant mes yeux du soleil qui rougit par la fenêtre, je reviens à la photo. Elle est belle. Il est si digne.
Et voici qu’elle s’anime, prend des couleurs et parle.

Par la fenêtre ouverte à droite des portraits vient de me saluer Marcello. Il rentre du boulot.
Même dignité, même cigare, même chemise ouverte sur le torse hâlé. Il est peut-être moins vieux. Son regard aussi vert que sévère m’intimide.
Je m’attends à une poignée de main virile et quelques grognements en guise de bonsoir.

Mais Marcello me claque la bise. Il me parle sans s’apercevoir que je ne comprends rien. Il me parle avec un fort accent et les mains. Tant et si bien que je me retrouve à ses côtés sur la terrasse.
Il s’installe dans l’un des rocking-chairs, s’y balance avec satisfaction puis m’invite d’un geste à l’imiter. Je m’y assois lentement et impulse un imperceptible mouvement au fauteuil à bascules comme pour me faire oublier.
Marcello se marre. Je ne sais pas pourquoi. Je suppose qu’il est content.
Son rire se tait mais ses yeux gardent un sourire presque polisson. Sans un mot, il me regarde et lève un doigt à la hauteur de son visage, à la manière d’un magicien qui appelle à la concentration sur son prochain tour. Il tire de sa poche trois larges feuilles de tabac. Ses doigts déchirent, s’animent, tassent et roulent deux cigares impeccables. Marcello est un magicien.
Il me tend l’un des deux. Je refuse. Il insiste et l’allume pour moi. Je tousse. Il me fait signe de ne pas avaler. Je me détends, me balance ; j’y prends goût. Puis il me sert un verre de rhum. J’hésite, y trempe les lèvres. Bientôt j’y prends goût aussi.
Il se marre à nouveau. Et se met à parler avec une telle alacrité que, sans savoir ce qu’il raconte, je ris aussi. J’observe qu’à plusieurs reprises, tout en parlant, il soulève la ceinture de son pantalon, y plonge l’une de ses larges mains et se remet les couilles en place. Il faut croire que le balancement un peu franc du fauteuil les déstabilise car il répète ce geste avec le naturel de quelqu’un qui se recoiffe. Il me pose quelques questions et répète chacune de mes réponses deux ou trois fois en hochant la tête comme quelqu’un qui vient d’apprendre une chose importante.

Souvent aussi il se tait comme pour mieux savourer l’instant. Il me jette alors un regard complice et semble attendre que j’approuve d’un sourire la beauté du ciel étoilé, le doux mouvement du rocking-chair, la sensation du rhum qui coule dans la gorge et le sang, la saveur du cigare, la douceur de l’air et les montagnes qui se dessinent au loin dans le ciel noir.

Marcello est bien l’homme digne et franc que j’ai d’abord observé en noir et blanc. Mais la photo ne disait pas ceci : son goût de vivre et de partager.

Les yeux d’Elsa

C’est une vieille femme. Je ne la connais pas.
Elle parle une langue que je comprends mal ; je n’aurais pas pu écouter ses confidences.
Je ne la connais pas. Et pourtant.

J’ai vu dans son regard adamantin une force tranquille, une vivacité d’esprit.

J’ai aperçu, saillant ses bras menus, les muscles d’une vie de labeur. Elle avait les gestes précis d’une couturière. J’ai goûté sa soupe noire. Elle savait faire avec les moyens du bord sans trop se soucier de raffinement culinaire.

Au ton détaché de sa voix, s’entendait l’ironie tendre des gens qui ont vécu. Je n’étais pas chez elle depuis 2h qu’elle se moquait de mon empressement à vouloir l’aider et m’indiquait d’un clin d’oeil que son mari, lui, ne l’aidait pas.

Parfois, ses prunelles se figeaient, traversées par une lueur de mélancolie sitôt chassée par les tâches à faire, la famille qui débarque, le voisin qui demande un coup de main.

Son sourire des yeux disait une bienveillance sans excès, un respect de l’autre, une humanité. Elle m’a appris des mots d’espagnol en détachant les syllabes avec la patience d’une institutrice. Elle a mis dans mon sac de quoi boire et manger sans que je m’en aperçoive.

Elle a tourné les talons sitôt après m’avoir dit adieu en me pressant la main comme on rassure un enfant. Elle savait transmettre leur chaleur sans laisser déborder les sentiments.
Son regard d’aigle bleu a accompagné tout le reste de mon voyage.

Je ne la connais pas. Et pourtant.
Pourtant, si j’apprenais sa mort demain, je pleurerais Elsa.

Porte à porte (janvier 2017)

Bien sûr, il y a les portes restées closes : les absents, ceux qui n’entendent pas (la télé crie), ceux qui ne daignent pas entendre (la télé crie aussi), ceux qui sont à l’évidence occupés à d’autres choses, des impératifs qui ne se discutent pas (un enfant pleure).
Derrière certaines portes, une personne parle pour dire qu’elle ne veut pas parler. Pourtant, elle a fait le long chemin vers la porte : un pas lent, un objet qui tombe et une voix teintée par l’âge. Bien sûr, il ne faut pas ouvrir à n’importe qui.
A l’inverse, cet homme ouvre sans hésitation. Cheveux grisonnant, survêtement, chaine autour du cou, regard perçant au-dessus des lunettes qui semble dire “Je vous écoute”. Mais en quelques secondes, il se ravise, il a compris et la voix tremble en soufflant cette dernière phrase sur une porte qui se referme à la hâte : “Non, moi, ça, non, je ne vote plus !!!” Ce tremblement, pas de doute, c’est de la colère. Celle de la déception sans doute. Comment en est-on arrivé là ? On le sait bien en fait… mais c’est chaque fois douloureux à entendre.
A l’étage du dessous, nous voici devant une porte où, entre autres décorations colorées, sont affichés le regard de Wolinski, celui de Cabu, celui de Tignous. Bruits de clé et ils laissent place au regard vif d’une femme de 72 ans. Elle viendrait bien avec nous pour continuer à se battre mais les problèmes de santé sont trop lourds. Alors elle fait ce qu’elle appelle du militantisme artisanal : elle cause aux voisins. Bah, vous savez, nous aussi, nous sommes des branquignoles du militantisme : même plus de programme à vendre dans nos sac en bazar.
Un peu plus tard, un jeune homme qui n’y croit plus. Si jeune ? Bon, bon, d’accord, il va y réfléchir. En aura-t-il la force ? Il bosse 10h par jour dans une miroiterie.

Et puis, le gars du 6ème. Sa voix est calme, douce et imperceptiblement souriante. Il va voter pour Mélenchon, c’est sûr. Il se demande comment convaincre autour de lui et prend une liasse de tracts pour les distribuer aux collègues. Ses collègues ? Il est conducteur de métro. Il bosse sur la 6 : une vraie chance, c’est une ligne aérienne. Il évoque rapidement sa lutte contre les caméras dans la cabine. Gagnée : pas de caméra et toujours le cerclo. Le cerclo ? La “veille de l’homme mort”, un petit bitogno qu’il faut manipuler toutes les deux secondes pour prouver à la machine que l’on est bien en vie. Sinon quoi ? Elle s’arrête. Cela évite d’aller dans le mur.

C’est un peu ça le porte à porte, un cerclo humain : à chaque échange, on essaye de vérifier cette fausse évidence, celle que nous sommes toujours vivants. Sinon quoi ? On s’arrête et on ne fait rien pour éviter d’aller dans le mur ?