Cela fait partie des choses qu’on vous dit, qu’on vous a racontées, que vous savez déjà : militer en dehors des périodes électorales n’est pas chose facile et frise l’ingratitude, le ridicule parfois.
Dimanche matin d’un mois d’avril qui s’obstine à faire pleuvoir de fines gouttes sur nos têtes. Dimanche matin du mois où s’amorce un mouvement social dont on sait l’issue décisive.
Dimanche matin sur le marché où les passants rentrent la tête dans leur manteau pour se protéger du vent froid.
J’arrive là, fière d’avoir eu le courage de décoller du lit, de laisser les mômes seuls à la maison pendant 2h avec l’instruction de prendre leur bain, d’enfourcher mon vélo, sans oublier les tracts.
Nous sommes trois. Les deux autres sont les fidèles, les forcenées de la diffusion de tracts du dimanche matin, les inépuisables. Elles sont à la retraite et plus vaillantes que des jeunes filles.
Ce matin, les inépuisables ont l’air épuisé. Le gris du ciel et le manque de bras ébranlent leur vaillance. « Nous sommes toutes les trois. », me dit l’une. « Et les autres, ils roupillent ? » s’agace l’autre. Légitime impatience de ceux qui continuent à batailler vaille que vaille.
Avec un sourire dont je sais qu’il n’aura pas le pouvoir de chasser la morosité qui imbibe le moindre centimètre carré du marché, je m’y mets : à coup de « bonjour », à coup de slogans, à coup de mains tendues vers l’autre pour qu’il attrape au vol le tract du moment.
Beaucoup gardent la tête enfoncée dans leur manteau et les mains dans leurs poches. Ils se protègent du vent froid et des mots qu’on leur tend. Quelques-uns prennent le tract sans arrêter et nous gratifient d’un sourire timide, triste ou compatissant.
En voici un qui s’arrête. Il parcourt le papier d’un œil et me pose quelques questions vagues. Cela a suffit à éveiller ma verve et j’énonce les idées, les raisons, la colère… Mais, rapidement, sachant bien qu’il ne faut pas monopoliser la parole, je l’interroge à mon tour. Il ne répond pas vraiment. Il finit par me dire : « Moi, vous savez, la politique, je m’en fous complètement. Je me suis arrêté car vous êtes jolie ».
A mon tour de rentrer la tête dans mon manteau. Je pense au café chaud, aux enfants dans leur bain… J’ai bien envie de repartir là tout de suite me glisser dans mon confort chaleureux. Pourtant mon bras continue à balancer du tract vers le passant. Je sais qu’il faut tenir. Ne serait-ce que pour elles, les inépuisables, dont le bras a la vigueur d’une jeune fille.
Puis, un homme de mon âge, habillé dans un négligé étudié qui ne manque pas de chic, arrive vers moi avec une jolie fillette. Il refuse mon tract d’un geste autain que confirment une moue dédaigneuse et ces mots : « Franchement, vous n’avez que ça à faire ! ».
Qui est-il celui-là pour me balancer son mépris à la gueule ? Il n’est pas d’accord ? Soit ! Qu’il vienne discuter !
Agacé, mon cerveau se réveille de la léthargie dans laquelle il sombrait, impulse à mes muscles une force nouvelle, à mon cœur de la conviction. Et la colère se meut très vite en joie. Je sais pourquoi je suis là. Pour ne pas laisser le monde être façonné par ceux-là, avec leurs certitudes et leur condescendance.
Je reprends. La pluie a cessé. Un rayon de soleil perce les nuages gris. Je vais vers eux avec le sourire, de la bienveillance et un peu d’humour. D’autres militants arrivent en s’excusant du retard. On finira en chantant.
Après la pluie, le beau temps.